Quand il arrive sur scène, on croit qu’il vient de déménager le piano. Avec ses larges épaules et sa taille impressionnante, Yuri Boukoff aurait sans doute pu faire un excellent discobole. Mais la profession n’est pas sûre, les champions olympiques craignent en ce moment le chômage technique.
Personne ne se plaindra qu’il a choisi d’être pianiste car il fait profiter la musique de sa force et de sa santé. Bon nombre de ses confrères se croient obligés de donner la marque de leur personnalité à chacune des œuvres qu’ils interprètent et de dégager les prétendus arrière-plans métaphysiques enfouis derrière chaque note. Cela donna la sonate Waldstein de M. X…, alors que Boukoff se contente de jouer celle de Beethoven, ce qui au fond n’est pas si mal.
Le géant assis derrière son clavier entame les premières mesures et l’on retrouve aussitôt Beethoven, Schumann ou Prokofiev comme des amis de longue date que l’on reconnaît à leur manière de tourner la poignée de la porte.
Avec la 7° sonate de Prokofiev, ce serait plutôt une entrée fracassante, une irruption de cataclysme. Des paquets de notes qui s’écrasent en grappes, broyées par des mains impitoyables.
Le piano avait d’ailleurs intérêt à se bien tenir. Dompté par une poigne de fer dès la Toccata de Schumann au rythme implacable et laissé pantelant à l’issue du dernier bis d’Albeniz.
La musique ici est vigoureuse, pleine d’une sève robuste. Loin des salons embrumés où l’on toussote sa phtisie dans des mouchoirs de soie.
Le public ravi… et plein de santé.
Gérard Baudouin
Dès que Yury Boukoff s’assied devant un piano, on sent que la musique va s’imposer d’une manière aussi évidente que l’est sa propre tenue devant le clavier. Élégant et racé, c’est un cavalier de l’école de Saumur qui se livre à une sorte de carrousel d’un style rigoureux et pur. Ce ne sont point des grâces affectées, de languides pâmoisons qui chercheront à nous séduire. Tout dans le jeu de Yury Boukoff, respire la santé et la vérité.
Dès lors, on retrouve les lignes de force des œuvres qu’il interprète, et l’émotion naît tout naturellement de ces longues, de ses grandes vagues qui tour à tour tranquilles et passionnées, déferlent sur le clavier. Bach, Beethoven, Liszt : trois architectures bien différentes, lumineusement mises en évidence par ce bel artiste qui, de la grande sonate de Liszt, nous a donné une interprétation de référence, à la fois simple et grandiose, étayée par une technique sans faille, dont les bis éblouissants ont donné l’exacte mesure.
Pierre-Petit
Les pianistes capables de remplir la salle Pleyel jusqu’au dernier strapontin se comptent sur les doigts. Yury Boukoff est de ce petit nombre, et son mérite est d’autant plus grand que le soir où il faisait salle comble avec un programme entièrement consacré à Chopin, l’Orchestre de Paris lui opposait une sérieuse concurrence aux Champs-Elysées.
C’est que le virtuose bulgare a son public, des mélomanes assurés d’entendre un pianiste non seulement doué d’une technique impressionnante, à toute épreuve, mais aussi un artiste intègre, d’un respect absolu envers l’auteur, au jeu puissant, profond, extrêmement nuancé.
J’admire surtout la clarté de son élocution, la netteté de son phrasé : la partition de la Fantaisie comme de la 3e sonate surgissent devant nos yeux, et se lisent avec une précision mathématique. Yury Boukoff cerne l’œuvre dans son tout et en possède une vision d’ensemble magistrale, avant d’en analyser les détails. D’où une interprétation solidement charpentée. Son jeu est viril et son lyrisme rigoureux. Il préfère les sonorités « piano », mais ne détimbre jamais, et sait à l’occasion être fougueux.
Ses doigts sur le clavier évoquent la démarche d’un félin, d’une lourde panthère musclèe dont la patte se pose avec souplesse, sans bruit, et qui peut décocher ses traits avec la rapidité de l’éclair. De la panthère, il a la couleur noire, profonde, sobre mais somptueuse.
R.S.